— S U T E R A, 1 9 7 8.
On y crève de chaud, dans la masure. Les parois suintent d’ailleurs presque autant que les carrures massives disposées en cercle autour de la voyante. Ça n’est pourtant pas le cagnard extérieur, connu pour être sec, qui engendre cette moiteur, mais les marmites bouillonnant derrière l’aïeule. Assise à même la terre battue, mine lassée et patibulaire, elle tire sur ses hardes pour couvrir un morceau osseux d’épaule que l’un des dogues en costard reluque avec dégoût. « Shhhh ! », feule-t-elle, animale, à l’endroit du porte-flingue, qui, sitôt, détourne les yeux, foudroyé de honte. Aussi minuscule et impécunieuse puisse-t-elle paraître, la créature a, sur les scélérats ci-présents, un ascendant des plus augustes. C’est d’ailleurs pour elle que Ruben Adami s’est enfoncé dans la pampa sicilienne, berline toute ronflante et pare-brise poussiéreux ; pour consulter la pythie de Sutera. Celui-ci interrompt l’algarade, écrasant l’échine de son fils qu’il fait avancer vers la sorcière. « Qu’as-tu à me dire sur lui ? » Le faciès aux plis antiques se tourne vers le môme, un garçon droit, taiseux, absent. Faible, lit-on dans les prunelles du géniteur, au contraire râblé, fort d’une présence éminente. Une menotte momifiée par le soleil ordonne à l’aîné de s’approcher. Ce qu’il ne tarde pas à faire. « C’est quoi, ton nom ? » Les bagues carillonnent entre phalanges comme la vieille gratte l’air entre l’enfant et lui. « Et ton nom à toi ? », qu’il rétorque soudain, éveillé de sa morosité pour frapper ex-abrupto. Adami-père lui fiche une torgnole sur cabèche, tandis que l’ancêtre égosille un « Ah ! » railleur, égayée par l’insolence brutale du vaurien. « Nestore. » Les babines antédiluviennes se tordent soudain en un rictus, puis glaviotent aux arpions du gamin. Alentour, les sous-fifres portent instinctivement leur paume jusqu’à l'arme coincée contre reins. Mais Ruben lève sa dextre pour leur signifier l’immobilité. « Mauvais, ça. » Le trésorier grimace. Chaque syllabe rotée par la paysanne est un jugement divin. « Suivra-t-il mes pas ? » En est-il capable ? Elle ricane. Et enfin harponne l’une des marmites, plonge ses griffes dedans pour en extraire une bouillasse malodorante qu’elle étale dans l’assiette devant elle. Le doigt questionne les traces qu’il y fait avant que tombe le couperet. « Non. » Ça dérange, à l’évidence. « Que vois-tu alors ? » Une ligne de chicots sourit à Nestore. « Qu’il est fou. » Le sang du pater ne fait qu’un tour. « Suffit ! J’en ai assez entendu, maudite rosse ! » Il tire le garçon à lui mais la voyante bondit comme un diable sorti de sa boîte et lui agrippe le poignet. « Il faut être un fou pour aimer comme tu l'aimeras. » Rit à gorge déployée sans le quitter des yeux lors même qu’on l’entraîne dehors. Dans l’éblouissement diurne, les traces noirâtres laissées sur la chair brune sont auscultées par les jeunes prunelles. L’odeur est corsée, un mélange de terre, de plantes, de viscères et de tabac. Un parfum bâtard qui en écœurerait plus d’un. Mais une risette naît sur les commissures du gosse. Odieuse. Attendrie. Patiente.
— V E G A S, 1 9 9 9.
Le palace dégueule trois silhouettes dans la venelle. À l’opposé du luxe tapageur qui accueille les clients à l’entrée, ce bout de jungle est resté intact ; c’est là qu’on dérouille les tricheurs, les ivrognes et les dealers. Tout ce qu’abhorre le roi des lieux, Don Elio. « Watcha gonna do, asshole ? » Le cubain, trimballé par Nestore, est jeté dans les bras de Piero. Il s’en dégage vite, réajuste fringues et fierté avant de toiser le cerbère, un trop-plein de morgue dans sa voix éraillée. « Yeah. That’s right, you won’t do shit. 'cause you know who I am. Everyone in the fucking town knows it. » Et cependant le flingue est dégainé, sourd à l’audace. Un geste dont l’enflure se moque vertement. « Damn. You’re retarded or what ? » S’adressant cette fois à Piero, titan de gras restant sagement en retrait : « Hey, dumbass, what’s wrong with him ? » Le canon embrasse cette tempe qu’il lui présente en sacrifice. « Says the stupid fuck who sells drugs on Elio’s territory. Right. Under. His. Nose. Why ? » Qu’est-ce qu’elle peut rouler, cette langue, quand elle lèche la menace et la fait chanter de plaisir. « I’m… I’m Manuel’s son, Manuel Gabrior, I — You’re not answering the question. » Évidemment qu’il le sait, à qui appartient cette tronche de con. Raúl Gabrior, le dernier-né du baron sud-américain, sa mort serait en effet ennuyeuse ; un écueil inutile qu’il peut, et doit, éviter au Don. « Chill out, tio…! » Le métal froid s’écrase un peu plus contre la chair. « I will. As soon as you’re gone. » Et se retire, à l’instar du rital qui tourne talons. « Don’t come back. Ever. » L’autre mollarde un rire sourd. « Unlike your whore who keeps returning to my guys, again, and again. » Nestore s’immobilise dans la nuit virale. « Yeah. You heard me. My guess ? She likes the coke more than your cock. » Piero n’a pas le temps de réagir que, déjà, le furieux pivote et canarde d’une balle, puis d’une autre, les chevilles de Raúl. Le fanfaron hurle de douleur avant de s’écrouler, rotules sur le bitume, surplombé par le sicilien s’en revenant à lui. Son phonème couvre les glapissements estomaqués de l’hispanique. « Show me your hands. » Gabrior-fils bave dans sa détresse : « Wha-what…? » Le calme est difficilement feint chez celui qui réitère. « Your hands. One on another. » S’agit-il d’une requête ? d’un ultimatum ? difficile à dire, tant et si bien que l’éclopé cède, secoué de syncopes, incapable de réfléchir. À l’instant où ses paumes se superposent, une troisième déflagration lui troue la carne, forant les pognes en leur centre. Derechef, il va pour brailler, mais la semelle du bourreau, projetée contre poitrail, brise là son cri. Il s’écroule donc, bras écartés, jambes roidies, sur son crucifix d’asphalte. Ponce Pilate renâcle, mouche sa grimace fielleuse d’un coup de manche et range sa pétoire fumante dans le holster. « F-f-f-fuck…! I’m g-gonna kill you. Even if y-y-you run, I’ll fucking find you ! » De sa senestre, le molosse plisse sa chemise blanche, recouvre son calme et profère : « I won’t. Ask for Nestore Adami. Everyone in the fucking town knows me. »— L I V E R P O O L, 2 0 1 9.
« Alors, il te plaît, ton anniversaire ? » Ruben opine vigoureusement de la cabèche. Dans les bras de son père, qui l’y fait trôner comme un petit prince, il observe à la dérobée la centaine de convives disséminée dans le jardin de la propriété. Les festivités sont exubérantes. On y boit le meilleur vin, goûte la meilleure pitance et, malgré les allures décontractées du barbecue familial, le faste rutile à tous recoins. « Et tes cadeaux, ils te plaisent aussi ? » Le Don a cette hâte typiquement latine du paterfamilias qui sait avoir gâté sa progéniture et veut le lui entendre dire. Mais Ruben, qui est né sur le sol anglais, en a aussi la réserve. Ce décorum le dépasse ; pourtant, c’est en son honneur, qu’ils sont tous là — quoique. Il a beau n’avoir soufflé que trois bougies, le benjamin ressent déjà le poids de l’instance paternelle peser sur lui comme une chape de plomb. C’est à Don Nestore, qu’on vient présenter ses hommages, et seulement après qu’on souhaite au dernier-né un très heureux anniversaire. Le garçon se mord l’intérieur de la bouche. Ses fossettes se creusent et rappellent au père combien celui-là a hérité de la bouille maternelle. Une aubaine, donc : c’est ainsi que son pater lui passe tous ses caprices et le gâte à l’excès, de l’exacte manière qu’il cajole l’épouse. « How’s your english, anyway ? I heard you’re a fast learner. » Ruben s’anime soudain à l'entente de l'idiome. « I can count to thirty ! » Son daron sourcille. « What an accent », il constate, partagé entre orgueil et jalousie. Ses inflexions à lui sont autrement corsées, assouplies par la mélodie italienne et le nonchaloir américain, elles narrent le chaos de l’exil. Une légère vibration le tire de ses réflexions. En plongeant dans la poche, sa main en tire le smartphone sur l’écran duquel apparaissent, entre autres notifications diluviennes, les breaking news du Liverpool Echo. On y lit en gros titres TEN MINUTES OF DREAM, FOR AN ENDLESS NIGHTMARE, et, en médaillon, un portrait du maire. Épinglé pour avoir folâtré avec de la jeune putaille. Nestore relâche calmement son fils. Assez négligemment pour que ce dernier se sente copieusement dénigré. « Va jouer », tranche le phonème, signe de tête à l’appui, sans que le regard perçant ne quitte le téléphone. Ruben décampe. Le maintien altier du Don a changé. C’est peut-être qu’il est plus raide, ou brutalement taiseux, en tous les cas l’article le magnétise ; l’obsède ; l’exaspère. Il n’a pas besoin d’en lire davantage pour savoir qui se dissimule derrière ce scandale : ces chiens de ruskovs. Qu’importe la tête qui est tombée. Cette victoire n’est pas la sienne, mais celle de Cerberus, ça suffit à lui mettre le feu aux poudres, en somme, à lui taper cordialement sur le système. Cependant qu’il compose le numéro et porte l’engin à son tympan, un flegme olympien est revenu plâtrer sa gueule. « It’s me. The Liverpool Echo. I want it. » Les badigoinces sont labourées par le cynisme. Puisqu'il ne fait pas la une : il l'usurpe. Mauvais joueur mais plein aux as, le businessman.